Par: Maitre Mohamed Aghnaj, avocat associé fondateur a la SCPA Cabinet Costas Casablanca

- Premiers chiffres encourageants depuis l’entrée en vigueur
Après deux semaines d’application de la loi 43.22, les tribunaux marocains montrent un engagement concret dans l’utilisation des peines alternatives.
Selon les données judiciaires préliminaires disponibles au début septembre 2025, 80 jugements condamnant à des peines alternatives ont été prononcés. Ces décisions se répartissent comme suit :
- 34 jugements pour des travaux d’intérêt général (TIG)
- 25 sanctions sous forme d’amendes journalières
- 16 jugements imposant des obligations de fréquentation des commissariats ou établissements pénitentiaires
- 4 jugements relatifs à des soins pour addiction
- 1 jugement concernant la surveillance électronique
Ces chiffres confirment la montée en puissance progressive de cette réforme, avec une première semaine déjà marquée par 53 condamnations selon l’administration pénitentiaire.
- Les tribunaux pionniers dans l’application
Le tribunal de première instance d’Agadir a marqué l’histoire judiciaire marocaine en rendant le tout premier jugement appliquant une peine alternative le vendredi 23 août 2025. Dans cette affaire de commerce illégal d’alcool, le tribunal a substitué deux mois de prison ferme par une amende journalière de 300 dirhams par jour, plafonnée à 18.000 dirhams.
Le tribunal d’Azilal a suivi le mouvement en rendant son premier jugement le 1er septembre 2025. Parmi les juridictions les plus actives figurent désormais Fquih Ben Salah, Kelaat Sraghna, Tanger, Tétouan, El Jadida et Taroudant.
- L’application du bracelet électronique : une première historique à Tanger

Le tribunal de Tanger a franchi une étape cruciale en prononçant la première condamnation avec surveillance électronique de l’histoire judiciaire marocaine. Cette décision a substitué six mois d’incarcération par le port d’un bracelet électronique, marquant l’entrée effective de cette technologie dans l’arsenal pénal national.
Cette innovation s’appuie sur une infrastructure déjà opérationnelle comprenant 650 bracelets électroniques disponibles et une plateforme nationale de surveillance installée à Rabat. 58 établissements pénitentiaires sur les 74 du pays ont constitué des unités spécialisées pour accompagner l’application de ces sanctions.
- Diversité des applications pratiques
L’analyse des premiers jugements révèle une application diversifiée de la loi. Le tribunal correctionnel de Casablanca (Aïn Sebaâ) a par exemple remplacé 8 mois de prison pour dégradation d’un bien public par deux mois de travaux d’intérêt général.
Cette variété dans les sanctions appliquées témoigne de l’appropriation progressive de ces nouveaux outils par les magistrats.
Les amendes journalières semblent particulièrement privilégiées dans les premiers temps d’application, représentant 25 décisions sur les 80 jugements rendus. Cette préférence peut s’expliquer par la simplicité relative de mise en œuvre par rapport aux autres peines alternatives.
- Cadre institutionnel et accompagnement judiciaire
Pour garantir une application homogène, la Présidence du ministère public a publié un guide pratique de 257 pages le 1er août 2025. Ce document détaille les procédures et apporte des réponses aux difficultés pratiques de mise en œuvre.
Le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) a complété ce dispositif par une circulaire adressée à tous les tribunaux du Royaume, insistant sur la nécessité d’une « coopération et coordination efficaces entre juges du siège, parquet, administration pénitentiaire, institutions partenaires et associations ».
- Rôle central de la DGAPR

La Délégation générale à l’administration pénitentiaire et à la réinsertion (DGAPR) assure le pilotage opérationnel de cette réforme. Elle coordonne avec les collectivités, associations et services de santé pour organiser l’exécution des peines alternatives. Des agents de contrôle peuvent effectuer des visites à tout moment pour garantir le respect des obligations.
Un registre national consigne toutes les décisions, et un système informatique permet d’assurer le suivi et de produire des statistiques, renforçant la ((transparisation)) et la traçabilité du dispositif.
- Préoccupations d’équité judiciaire

Le système judiciaire marocain fait l’objet d’interrogations concernant les garanties d’un procès équitable devant des juridictions indépendantes et transparentes. La Commission Spéciale sur le Nouveau Modèle de Développement avait déjà soulevé cette problématique dans son rapport, dénonçant notamment le déficit de transparence et le pouvoir discrétionnaire étendu dont bénéficient les juridictions.
Cette marge d’appréciation constitue l’un des enjeux centraux de l’application de la loi 43.22 relative aux peines alternatives. Une question fondamentale se pose : les tribunaux appliquent-ils un traitement uniforme aux affaires similaires, ou existe-t-il un risque de disparité dans l’application de ces nouvelles dispositions ? Cette interrogation soulève des préoccupations légitimes quant à l’équité et à la cohérence de la justice pénale dans le cadre de cette réforme majeure.
- Défis et perspectives d’amélioration
Malgré ces premiers résultats encourageants, plusieurs défis demeurent pour optimiser l’application de cette réforme :
– L’équité d’accès : un risque de « justice à deux vitesses » entre ceux qui peuvent payer les amendes journalières et ceux qui n’en ont pas les moyens.
– La formation continue : La réussite dépend de la formation des magistrats, avocats et agents de contrôle pour maîtriser ces nouveaux dispositifs.
– L’infrastructure d’accueil : La disponibilité d’associations partenaires, de centres de soins et de structures d’accueil pour les travaux d’intérêt général reste un enjeu crucial.
– Le coût du dispositif : Le système de surveillance électronique est estimé à plus de 100 millions de dirhams par an, bien que ce montant reste inférieur au coût de l’incarcération classique selon des estimations officielles.
- Vers une consolidation de la pratique judiciaire

L’entrée en vigueur de la loi 43.22 relative aux peines alternatives constitue indéniablement une avancée significative dans la modernisation du système pénal marocain. Les premiers chiffres d’application – 80 jugements en deux semaines – témoignent d’un engagement réel des magistrats dans cette transformation de la politique pénale nationale.
– Une réforme prometteuse mais fragile
Cette réforme répond à des impératifs urgents : le désengorgement du système carcéral, l’humanisation de la justice et la réduction des coûts de la détention. L’introduction du bracelet électronique et la diversification des sanctions marquent une rupture avec une approche purement répressive, s’alignant sur les standards internationaux modernes.
Cependant, plusieurs écueils menacent la pérennité de cette innovation judiciaire. Le risque d’une justice à deux vitesses demeure préoccupant, notamment avec les amendes journalières qui peuvent créer une discrimination économique entre justiciables. Cette préoccupation rejoint les critiques plus larges sur le pouvoir discrétionnaire étendu des juridictions, déjà pointé par la Commission Spéciale sur le Nouveau Modèle de Développement.
– Des défis structurels persistants
La réussite de cette réforme dépend largement de facteurs qui dépassent le cadre strictement judiciaire. L’infrastructure d’accueil pour les travaux d’intérêt général, la disponibilité des associations partenaires et la formation continue des acteurs du système restent des variables déterminantes. Le coût estimé soulève des questions de soutenabilité budgétaire à long terme.
– L’impératif de l’évaluation
Au-delà de l’enthousiasme initial, cette réforme nécessitera une évaluation rigoureuse dans les mois à venir. Les statistiques de récidive, l’efficacité de la réinsertion sociale et surtout l’équité dans l’application des peines alternatives constitueront les véritables tests de cette transformation. La « tolérance zéro » en cas de manquement, si elle préserve la crédibilité du système, pourrait également révéler les limites de cette approche alternative.
Le Maroc se trouve ainsi à un tournant de sa politique pénale. Si cette réforme peut effectivement marquer l’avènement d’une « justice à visage humain », elle ne saurait faire l’économie d’une vigilance constante sur l’équité de son application et l’égalité de traitement des justiciables. L’enjeu dépasse la simple modernisation technique : il s’agit de construire une justice véritablement équitable et socialement acceptable, défi qui nécessitera un suivi attentif et des ajustements réguliers de ce dispositif novateur.